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miércoles, 24 de agosto de 2016

El Psicoanalisis no es una manera de enfocar el mundo

La psychanalyse n’est pas une Weltanschauung

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Il n’y a pas de vision psychanalytique du monde. Freud l’a déjà écrit en 1925 dans Inhibition, symptôme et angoisse[1][1] Freud (S.), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris,..., brisant là les espoirs qu’auraient pu laisser miroiter ses élaborations de 1920 sur les relations entre le ça, le moi et le surmoi. Il se dit même fermement hostile à la fabrication de vision du monde ; ce n’est pas le champ de la psychanalyse.
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Vision du monde. Ce terme rend compte approximativement d’une locution typiquement allemande: Weltanschauung. En 1932, Freud en reprend la question dans la trente-cinquième Conférence Sur une Weltanschauung. Et là, c’est une définition sans appel. « Une Weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout de façon homogène tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où par conséquent aucun problème ne reste ouvert et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée. » [2][2] Freud (S.) (1932), Nouvelles conférences d’introduction... « Il est aisé de comprendre, ajoute-t-il, que la possession d’une telle vision fasse partie des désirs idéaux des hommes. » Aisé de comprendre aussi – c’est moi qui l’ajoute – que la psychanalyse, pratique du un par un, théorie du sujet fondée sur le manque, ne puisse sacrifier son éthique à un tel idéal. Tout juste Freud concède-t-il que la psychanalyse pourrait se rattacher à uneWeltanschauung scientifique.
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Peut-on penser qu’écrit en 1932, cet article constitue un acte réfléchi face à la monté rampante du nazisme ? En tout cas, on ne peut que remarquer son caractère prophétique, car c’est au nom d’une Weltanschauung, donnant le primat à la nature sur la culture et mettant le biologique en position de signifiant maître, que l’idéologie nazie a organisé son génocide sur des méthodes à prétention scientifique.
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Pas de Weltanschauung. Aussi n’avons-nous pour nous guider que l’hypothèse freudienne de l’inconscient et la théorie de la libido, ou théorie des pulsions, que Freud désignait comme « notre mythologie ». J’y ajouterai la triade lacanienne Réel, Symbolique, Imaginaire, sans laquelle il me paraît impossible de penser quoi que ce soit de ce qui concerne les choses humaines.
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Avec la théorie de l’inconscient se présente une première difficulté. L’inconscient – Autre scène pour Freud, discours de l’Autre pour Lacan – n’est-il pas a priori singulier ? La plus grande prudence s’impose quand nous passons du singulier au collectif. « Il ne s’agit pas, écrit Freud, de transférer la psychanalyse à la communauté de la culture, mais de s’appuyer sur des analogies. » Il souligne néanmoins, dans « Psychologie collective et analyse du moi » : « La psychologie individuelle devient spontanément psychologie sociale, du fait que d’emblée l’Autre entre dans nos vies comme modèle, objet et adversaire. » [3][3] Freud (S.), « Psychologie collective et analyse du...
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Lacan nous fait faire un pas de plus quand il énonce dans le séminaire La logique du fantasme[4][4] Lacan (J.), Séminaire XIV, La logique du fantasme,..., dans une de ses formules ramassées dont il a le secret, secret que nous avons parfois un peu de mal à percer : « Je ne dis même pas que la politique, c’est l’inconscient, mais tout simplement l’inconscient, c’est la politique. »

Le malaise d’Éros

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Freud avait commencé à penser le dualisme pulsionnel comme l’opposition pulsion d’autoconservation / pulsion sexuelle; puis opposition libido du moi / libido d’objet, naissance de la libido entre investissement du corps propre et reconnaissance de l’autre. Éros serait-il seul aux commandes comme gardien de la vie et garant de notre rapport au monde ? En fait, cela ne va déjà pas tout seul dans la mise en tension entre la tendance à la conservation et la pulsion sexuelle, pas plus qu’entre la libido du moi et la libido d’objet. Quant à la sexualité infantile, dès qu’on la considère sous l’angle des pulsions partielles, Éros n’a plus rien d’un angelot joufflu qui sort pour de rire de tendres flèches de son carquois. L’enfant veut jouir sans limites et par tous les moyens : il désire incestueusement ses proches, il aime d’un amour vampirique et dévorant, ses pulsions sont cannibales ou coprophiles, il peut se faire exhibitionniste ou voyeur, se plaît aux jeux sadiques ou masochistes. En bref, dit Freud, « c’est un pervers polymorphe » [5][5] Freud (S.) (1905), Trois essais sur la théorie de la.... Aucun jugement moral dans ce terme ; juste un constat de clinicien sur le rapport du petit d’homme à la jouissance et au désir.
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Sans limites, si l’accès au langage n’introduisait pas de fait un évidement de la jouissance, et si la castration et l’interdit de l’inceste, qui fondent le sujet du désir comme la vie en société, ne venaient garantir l’existence et la perpétuation de l’espèce humaine. Néanmoins, la question de la perversion, comme composante intime de toute structure psychique et comme symptôme de toute société humaine s’impose, et pas seulement comme perversion infantile qui se névroserait ou se normaliserait à l’issue de l’enfance.
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Je vous annonçais plus haut qu’un de nos appuis était la théorie des pulsions. C’est sur le troisième aspect du dualisme pulsionnel que nous allons maintenant travailler l’opposition pulsions de vie / pulsion de mort, une des clefs psychanalytiques pour tenter de penser le malaise dans la civilisation.

Malaise dans la civilisation

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Das Unbehagen in der Kultur. Malaise dans la culture plutôt que Malaise dans la civilisation, traduction retenue aujourd’hui en référence à l’opposition introduite par Lévi-Strauss entre nature et culture, opposition qui fonde la spécificité de l’espèce humaine. Ce livre se présente comme une réflexion minutieuse tentant de penser à partir des concepts analytiques le tragique de notre condition, une réflexion sur le malaise intrinsèque à toute civilisation, sans laquelle pourtant l’humain ne saurait survivre.
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C’est ainsi que je l’avais lu jusqu’alors. Mais à le reprendre pour ce travail, il m’est apparu comme une sorte de geste épique, sur le modèle des grands récits mythiques de la formation du monde : GenèseMahâbhârata, ou Cosmogonie du peuple Dogon. Deux tableaux se partagent le livre. Le premier décrit la construction et les avatars de toute société humaine dans la tension entre Éros et Anankè.
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Éros : à la fois pulsion sexuelle et pulsion de vie.
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Anankè : « nécessité, destinée, fatalité ». Éros et Anankè, les parents de la civilisation humaine, dont le premier succès fut qu’un plus grand nombre d’êtres puissent demeurer en communauté.
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Mais très vite Freud est amené à ce constat : Éros et Anankè ne suffisent pas à rendre compte des mécanismes psychiques à l’œuvre dans la vie en société, ni surtout du penchant inéluctable à la destructivité que l’homme exerce sur lui-même, son prochain, les sociétés qu’il a construites, et nous ajouterions aujourd’hui : son environnement.
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Cela l’amène donc à écrire un deuxième tableau où se conjuguent et s’affrontent, dans une sorte de théâtre de la cruauté, la pulsion de vie et la pulsion de mort. Le pessimisme qui traverse cet ouvrage, déposé chez l’éditeur le lendemain du Krach boursier de New York, n’est sans doute pas étranger à la crise de 1929 qui, bouleversant l’équilibre économique, a soudain-donné la mesure de la précarité des sociétés humaines. Les sociétés occidentales se relevaient à peine alors de l’horreur de la Grande Guerre, mais elles n’avaient pas encore réalisé l’impact de ce que Viviane Forester a nommé il y a quelques années « l’horreur économique » [6][6] Forrester (V.), L’horreur économique, Paris, Fayard,....
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Je résume maintenant les thèses qui traversent l’ouvrage de Freud. Il y aurait d’abord au malaise des sources incontournables : la surpuissance de la nature, la caducité de notre propre corps et la déficience des dispositifs réglant les relations entre les hommes, dans la famille, l’État et la société. Tenez-vous-le pour dit : si l’homme naturellement aspire au bonheur, s’il tente de régler sa vie sur le principe de plaisir, l’univers entier, écrit Freud, le macrocosme autant que le microcosme, cherche querelle à son programme [7][7] Freud (S.) (1928), Malaise dans la civilisation, Paris,....
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La psychanalyse non plus ne vous promet pas le bonheur. Tout juste, écrit-il, à la fin de son premier grand ouvrage clinique. Les études sur l’hystérie[8][8] Freud (S.) (1905), Études sur l’hystérie, Paris, PUF,..., tout juste peut-elle transformer votre misère hystérique en malheur ordinaire. Affirmation incontestable mais insuffisante, une psychanalyse peut nous conduire plus loin que cette austère promesse, je le rappellerai en guise de conclusion.
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Une affirmation traverse le recueil comme toute la pensée freudienne : toute civilisation se construit sur la contrainte et le renoncement pulsionnel. Si la puissance d’Éros se met au service de son édification, c’est au prix de la restriction de la vie érotique de chacun. Pour construire un collectif dans lequel il puisse vivre, l’animal humain ne peut que civiliser ses pulsions et en rabattre sur sa jouissance. Redisons-le avec Lacan : une part de jouissance est définitivement retirée à tout humain du fait de son entrée dans le langage ; premier processus civilisateur, qui se paie d’une perte sèche, sans laquelle il n’y aurait ni sujet désirant, ni société humaine. Cette perte ouvre l’humain au plus précieux des biens : l’usage de la parole.
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C’est enfin sur la vie relationnelle entre les hommes, la troisième source de notre malaise, qu’il va poursuivre son étude. Si le développement de la culture peut se définir comme le combat de l’espèce humaine pour la vie, ce combat se heurte au constat déjà opéré deux siècles plus tôt par le philosophe anglais Hobbes suivant les propos de Plaute : l’homme est un loup pour l’homme. Aussi Freud renvoie-t-il au registre de l’utopie, aussi bien le commandement évangélique « tu aimeras ton prochain comme toi-même », que l’espoir mis par le communisme soviétique dans l’établissement d’une société plus juste. L’agressivité, ce trait indestructible de la nature humaine, menace constamment toute société civilisée, il l’a déjà affirmé non sans pertinence: si nous nous construisons par la rencontre de l’autre comme « modèle », celui-ci a également dès le départ fonction d’« objet et d’adversaire » [9][9] Voir plus haut note 3..
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Au niveau de la civilisation, le combat entre ces deux forces constitue le processus culturel qui se déroule « au-dessus de l’humanité » [10][10] Freud (S.), ibid., p. 77, note 7..
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L’ouvrage va se terminer sur un constat tragiquement prophétique : « Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide, il leur est possible de s’exterminer jusqu’au dernier. » [11][11] Freud (S.), ibid., p. 107, note 7. Pas plus qu’il n’y a d’harmonie préétablie, ni de position d’équilibre entre les deux forces de vie et de mort, la mort n’est pas que le point ultime de la vie, elle est au cœur du sexuel et des processus vitaux et de la vie en communauté.
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Reste pour Freud la confiance inébranlable dans « les forces de la vie de l’esprit » [12][12] Freud (S.) (1939), Moïse et le monothéisme, Paris,... Ce n’est pas tant une opposition nature / culture qui nous importe que leur articulation : entame du réel par le symbolique, subversion de l’animal par le langage. Il l’avait montré dans Totem et Tabou ; la vie de l’esprit prend sa place dans l’humanité quand l’homme retranche et sublime sa part animale pour l’ériger en totem.
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Je ne voudrais pas clore ce chapitre sans évoquer un fait clinique. Dans les cures d’enfants, quand les pulsions se civilisent, quand s’inscrit psychiquement la loi de l’interdit de l’inceste et du meurtre, et que l’enfant réalise que ses géniteurs y sont également soumis, alors dans le transfert ils se mettent à construire des enclos pour les animaux domestiques et des parcs pour les bêtes féroces, ou des frontières entre ces deux registres animaux. Comme en écho, les parents disent ce jour-là : « Il est tellement calme, on ne le reconnaît plus. » J’ajouterai que du même coup naturellement les terreurs de la nuit desserrent leur étreinte.

La haine

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Malaise dans la culture se termine sur le constat que la maîtrise progressive des forces de la nature contient en germes la destruction de l’humanité, ce que révèlent aujourd’hui tous les travaux sur l’environnement. Nos sociétés dites civilisées, loin de pouvoir civiliser complètement la pulsion, ne sont qu’un mélange instable de tentatives de sublimation et d’escalades dans la dérive vers l’anéantissement.
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Un an après l’édition de l’ouvrage de Freud, le parti nazi obtenait 39 % des voix aux élections. Depuis cette date, un certain nombre de seuils ont été franchis, témoignant du raffinement de barbarie dont est capable l’espèce humaine. Le génocide de la Shoah perpétré, je le rappelais, au nom d’une Weltanschauung, l’explosion d’Hiroshima et sa répétition à Nagasaki, où les progrès de la science se sont mis au service d’une forme de destruction jusque-là impensable.
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Faut-il ajouter la naissance récente du terrorisme planétaire? Personnellement, je pense que nous n’avons pas le recul pour en juger et que notre imaginaire, trop sollicité par le lavage de cerveau audiovisuel, ne peut nous permettre d’en décider. Il n’empêche qu’avec la chute des tours, quelque chose s’est brisé dans l’assurance du colosse aux pieds d’argile qu’est désormais le monde occidental.
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Face à la cruauté du collectif, Freud avait forgé un mythe : celui du fondement de la vie en société par le meurtre du père, le père d’une supposée horde primitive, ce qui lui avait permis d’écrire : « C’est précisément l’accent mis sur le commandement “tu ne tueras point” qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le goût du meurtre, comme nous l’avons peut-être encore. » [13][13] Freud (S.) (1915), Actuelles sur la guerre et la mort,... Ce meurtre premier, touche au sacré, exaction désormais interdite individuellement, il était justifié lorsque tous y prenaient part. « Personne d’ailleurs n’avait le droit de s’y soustraire», écrit-il dans Totem et Tabou. Meurtre, deuil et fête qui fortifient l’identité.
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À l’issue de ce meurtre mythique s’instaurait la loi, la solidarité entre les frères et le surmoi, au joint de l’interdit et de la culpabilité. Ainsi s’inscrirait dans la psyché humaine la dimension du symbolique qui seule peut nous permettre l’appropriation du langage et la vie en société.
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De même que dans le mythe du père de la horde le meurtre est premier, de même Freud affirme-t-il dans Pulsion et destins des pulsions : « La haine est plus ancienne que l’amour. Elle provient du refus que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations. » [14][14] Freud (S.) (1915), « Pulsions et destins des pulsions »,... Mais la haine n’est pas qu’au service de la pure destructivité. Elle est la manifestation de la réaction de déplaisir, suscitée par les objets. Ainsi demeure-t-elle toujours en relation intime avec les pulsions d’autoconservation.
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Vous voyez dans quoi nous nous débattons : la bourse ou la vie, mais pas de bourse sans la vie, pas d’autoconservation sans le monde de l’autre. Si le mythique meurtre premier permet la naissance du sujet au symbolique, la haine vient à concourir à la constitution de l’objet. Freud suppose qu’au début de la vie psychique, l’extérieur, l’objet, le haï seraient d’abord identiques. Si haïr, c’est rejeter, expulser, mettre hors de soi, dans la constitution de la psyché, le dynamisme de ce mouvement est au service d’une première différenciation. Mais sans un principe de liaison, sans le secours d’Éros, la haine conduit à la destruction sur le modèle du rejet premier de l’extérieur ou du différent.
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Par un tout autre trajet de pensée, à partir de différentes modélisations du stade du miroir, Lacan va soutenir comme Freud que le désir de meurtre est premier. Parti de la clinique de la paranoïa, il fait de notre moi une instance imaginaire, toujours susceptible de commercer avec l’autre sur le mode de la rivalité ou de la destruction. Mais le jeune sujet ne reste pas livré à sa haine première. L’investissement par le regard et la parole maternelle de son corps et de son être refoule sa haine et l’ouvre à la dimension de l’amour et de l’altérité. [15][15] Voir l’excellent article de F. de Rivoyre, « Cet admirable...

Symptômes dans la langue

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S’il est clair que les forces de destruction ne s’attaquent pas seulement à la vie mais sapent le pouvoir de la parole, ne peut-on faire un pas de plus en proposant l’idée que ces forces affectent la langue qui contribue à son tour à affecter notre humanité ?
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Dans Psychologie des masses et analyse du moi, Freud avait étudié les rapports d’identification hypnotiques qui lient une foule à son chef. Ne pourrait-on ajouter à cette avancée magistrale que cet effet d’hypnose se nourrit des symptômes et des processus violents ou discrets de transformation qui affectent la langue ?
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Aujourd’hui, à l’écoute des enfants – je remercie ici les parents qui m’ont ouvert l’oreille –, ce qui me frappe, c’est la banalisation dans leurs jeux ou leurs récits du mot tuer. Un seul vocable « je l’ai tué », ou « il m’a tué » pour dire gagner, vaincre, battre, couler, mettre la piquette, mettre à terre ou mettre KO. Il paraîtrait même que pour signifier son enthousiasme devant un spectacle, un objet ou un événement, plus de super ou géant, dites simplement : « C’est une tuerie. » Michael Moore, cherchant les raisons du sanglant massacre de Colombine, pourrait peut-être ajouter cette étude de la langue à ses arguments déjà fort convaincants.
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Je voudrais maintenant m’arrêter sur un livre qui témoigne mieux encore qu’aucune de nos remarques cliniques de l’effet hypnotique de la langue détournée. Certains l’ont sans doute reconnu LTI, La langue du Troisième Reich de Viktor Klemperer, philologue juif allemand, livre publié en 1947 en Allemagne de l’Est et qui mit cinquante ans à paraître en français. Le prix de cet ouvrage est que chaque jour il y risquait sa vie, mais que sans ce travail méthodique, sa vie aurait perdu toute son humanité. Professeur d’université, réduit à une condition de paria, devant se nommer lui-même comme « le Juif Klemperer », il s’est fixé comme tâche un travail d’observation, d’étude et de mémoire. « Le nazisme, écrit-il, s’insinuera dans la chair et le sang du plus grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques s’imposant à des millions d’exemplaires et qui furent adoptés de façon mécanique et inconsciente [je souligne]. » [16][16] Klemperer (V.), LTI, La langue du Troisième Reich,... Il affirme là ce que n’a jamais cessé de dire la psychanalyse : ce sont les signifiants qui nous façonnent et portent un savoir ignoré du sujet. « Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler aux autres ou à soi-même, et aussi qu’il porte en lui inconsciemment, la langue le met au jour. » [17][17] Klemperer (V.), LTI, La langue du Troisième Reich,...
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Ce n’est pas tant que la novlangue nazie ait inventé des mots, mais elle en a changé la valeur, comme étaient inversées les valeurs qui jusqu’alors faisaient de l’homme un humain.
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Aspirés par une parole aux effets hypnotiques, contaminés par une langue dévoyée, les sujets du Reich, réduits à un troupeau servile à part quelques résistants héroïques, ont perdu dans le nazisme les repères symboliques de l’espèce humaine. Leur Weltanschauung, remarque Klemperer, non plus système de pensée mais intuition instinctuelle, fondée sur la vision du dictateur, remplace une vérité qui fonderait l’humanité par une vérité organique du sang et de la race.
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Aucun tribunal de Nuremberg pour la langue, mais le témoignage de Klemperer donne quelque chance à nos oreilles de ne plus jamais se refermer [18][18] Je remercie ici Françoise Nielsen du Cercle freudien....
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Mais la langue n’est pas que ce poison que dénonçait Klemperer : elle est aussi ce qui permet de nommer l’innommable. J’en veux pour preuve et signe d’espoir le travail d’écriture que mène sans relâche Jean Hatzfeld pour témoigner du génocide du Rwanda. Dans son dernier essai, La stratégie des antilopes[19][19] Hatzfeld (J.), La stratégie des antilopes, Paris, Seuil,..., il tente de comprendre ce qui transforme l’homme ordinaire en bourreau, et où la victime trouve encore la force de vivre après le désastre.
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La langue dans l’analyse, appuyée sur la dynamique du transfert est notre matériau et notre seul outil pour faire pièce au meurtre d’âme.

Que nous est-il permis d’espérer ?

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Que nous est-il alors permis d’espérer? Cette question d’abord posée par Kant dans la Critique de la raison pure[20][20] Kant (E.), Critique de la raison pure, chapitre II,... est reprise en 1973 dans le dialogue entre Jacques-Alain Miller et Jacques Lacan lors d’une émission de l’ORTF. La formulation kantienne articule espérance et commandement de la morale « Si je fais ce que je dois, que m’est-il permis d’espérer ? » Remarquant que tout espoir est tendu vers le bonheur, il va distinguer la loi pratique qui a pour mobile le bonheur, et la loi des mœurs qui n’a d’autre mobile que d’être digne de la qualité du bonheur. « Si je fais ce que je dois… » Ici je ne peux que rappeler la remarque freudienne : plus nous tendons vers la perfection, plus le surmoi devient cruel.
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Venons-en à Lacan qui lui non plus ne nous ménage pas. « Sachez seulement, répond-il à Jacques-Alain Miller, que j’ai vu plusieurs fois l’espérance de ce qu’on appelle les lendemains qui chantent mener les gens au suicide. » [21][21] Lacan (J.), Télévision, Paris, Seuil, 1973, p. 66. II ne s’en tient pas à cette seule remarque qui pointe sans appel l’avenir de l’illusion. « Pour que la question de Kant ait un sens, précise-t-il, je la transformerai en d’où vous espérez, » [22][22] Lacan (J.), Télévision, op. cit., p. 67. Et d’ajouter : « La psychanalyse permettrait assurément de tirer au clair l’inconscient dont vous êtes le sujet, mais chacun sait que je n’y encourage personne, personne dont le désir ne soit décidé. »
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Tirer au clair l’inconscient dont on est le sujet, Freud l’a déjà dit, conduit à faire prévaloir le désir sur la jouissance. Œuvre d’une mutation où advient le Je là où était le Ça, travail de civilisation.
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Nous quittons là les catégories du bonheur et du malheur que j’évoquais plus haut. Appuyés sur le travail de pionnier opéré par Freud nous pouvons être plus ambitieux encore, penser la cure analytique comme ce qui conduit un sujet à pouvoir répondre de son désir et engager sa parole dans ce que Lacan a désigné comme « une éthique du Bien dire » [23][23] Lacan (J.), ibid., p. 65..
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Si dans ce monde menacé et menaçant la psychanalyse peut prendre sa part dans la lutte contre la barbarie et la destructivité, c’est en faisant le pari avec Hölderlin que « là où est le danger croît aussi ce qui sauve ». Encore faut-il que l’Autre du transfert accompagne le sujet jusqu’au cœur du danger.
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Dijon, janvier 2008
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Conférences d’Introduction à la psychanalyse

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